« Bonjour, ma petite guerrière, » ai-je murmuré. « Papa est là. »
Une jeune infirmière, pas plus de vingt-cinq ans, m’a souri derrière son masque.
« Vous pouvez la toucher, » dit-elle. « Par les petites ouvertures, là. On a désinfecté. Elle a besoin de sentir que vous êtes là. »
J’ai glissé ma main à travers le hublot. J’ai posé le bout de mon doigt contre ses minuscules doigts.
Elle l’a attrapé.
Deux doigts minuscules se sont refermés autour de mon auriculaire avec une force incroyable pour un si petit corps.
« C’est la première fois qu’elle réagit autant au toucher, » chuchota l’infirmière, les yeux humides. « Elle sait que c’est vous. »
Je suis resté là des heures. À lui parler tout bas. À lui raconter les routes de montagne qu’on prendrait quand elle serait plus grande. Les pique-niques, les lacs, les couchers de soleil. Je lui ai parlé de sa mère, de sa ténacité, de nos années d’attente. Je lui ai parlé de mes frères de route, de ce qu’est une promesse entre soldats.
Claire est montée vers midi, en fauteuil roulant. Elle a vu notre fille pour la première fois. Nous avons pleuré ensemble. Prié, chacun à notre manière. Espéré.
Dans le couloir, les Frères d’Armes ne bougeaient pas. Ils restaient là, à tour de rôle, en silence. Certains amenaient des cafés aux infirmières. D’autres aidaient des familles à trouver une chaise, à porter un sac. Et, discrètement, ils veillaient à ce que personne n’essaie de m’arracher mon blouson.
Vers quinze heures, la saturation d’Élise s’est légèrement améliorée. Une petite victoire.
À dix-sept heures, elle a entrouvert les yeux. Deux petites fentes sombres, mais bien à elle. Une grande victoire.
Plus tard dans la soirée, le professeur Morel est revenu, accompagné d’un homme en costume sombre que je ne connaissais pas.
« Monsieur Delcourt, » dit le nouveau venu en me serrant la main, « je suis le directeur général de l’hôpital. Je tenais à vous voir personnellement. D’abord, pour vous dire que nous soutenons nos équipes médicales et que tout est fait pour votre fille. Ensuite, pour vous dire que nous allons revoir immédiatement notre règlement sur les tenues. Les insignes de l’armée, de la gendarmerie, des pompiers, des associations d’anciens combattants seront désormais explicitement autorisés. »
Il jeta un coup d’œil à la couveuse.
« Nous appellerons cette modification “la clause Élise”. »
La clause Élise.
Mon bébé, à peine plus de deux kilos, venait de changer un règlement entier d’hôpital.
Quant à Mme Dupuis, elle quitta le service quelques jours plus tard. Officiellement, on parla de “réorganisation interne”. Officieusement, on murmura qu’elle avait été affectée à un poste administratif sans contact direct avec les patients et les familles.
Moi, je n’avais ni rancœur ni triomphe. J’avais autre chose à faire : être là, chaque jour.
Élise est restée quatre-vingt-cinq jours en réanimation néonatale. Quatre-vingt-cinq levers de soleil à travers les vitres du service. Chaque jour, j’étais là. Toujours avec mon blouson. Personne ne m’a plus jamais fait la moindre remarque.
Les frères venaient par deux, par trois. Julien a apporté un minuscule ours en peluche avec un faux petit blouson en tissu. Karim jouait parfois de la guitare dans le couloir, tout doucement, entre deux visites. Vincent a lancé une cagnotte pour aider les familles qui n’avaient pas les moyens de payer l’hôtel ou l’essence pour venir voir leurs bébés.
Un jour, à la soixante-dixième nuit, Élise a tiré elle-même sur un de ses tuyaux. Les médecins ont dû réinstaller une partie du matériel, mais la docteure Martin a souri.
« On dirait qu’elle veut décider elle-même du moment, » a-t-elle dit. « Je crois qu’elle tient de son père. »
Le quatre-vingt-cinquième jour, nous sommes enfin rentrés à la maison. Élise pesait un peu plus de quatre kilos. Une petite boule de vie. Les Frères nous ont escortés à la sortie de l’hôpital. Douze motos, moteur au ralenti, avancent au pas derrière la voiture. Le cortège le plus lent et le plus important de notre existence.
C’était il y a dix-huit mois.
Aujourd’hui, Élise va très bien. Seize mois et des poussières. Des joues rondes, des yeux qui brillent, un caractère bien affirmé. Elle court presque plus vite que je ne marche. Elle dit “papa”, “maman” et, j’en suis certain, un jour elle a pointé le blouson en disant « moto ».
Nous sommes retournés au CHU pour un contrôle de routine. Dans le hall, le directeur nous a croisés.
« Monsieur Delcourt ! Madame ! Et voilà donc Élise, la fameuse Élise, » dit-il avec un vrai sourire. « Vous savez que grâce à elle, nous avons déjà évité plusieurs malentendus. Certains de nos patients portent des tenues d’associations de secours, de clubs de pompiers, de vétérans. Le règlement est clair maintenant. Tout cela est protégé. On appelle ça ici, entre nous, “la clause Élise”. »
Élise, elle, s’est surtout intéressée au ballon coloré qu’une infirmière lui tendait.
À la maison, elle adore mon blouson. Elle passe des minutes entières à suivre les contours des écussons avec ses petits doigts. Elle pointe le drapeau, rit devant les têtes de mort un peu caricaturales, essaie d’attraper les petites médailles.
Un jour, je lui expliquerai ce que chaque écusson signifie. Je lui parlerai des hommes qui n’ont pas eu la chance de revenir. Je lui raconterai comment, un matin de pluie, douze motards se sont alignés dans un couloir d’hôpital pour qu’elle ne soit pas seule derrière une vitre.
Mais surtout, je lui raconterai le moment où sa main a attrapé mon doigt. Deux kilos de bébé accroché à quatre-vingts kilos de père. Tous les deux décidés à ne pas lâcher.
Les médecins appellent ça du “lien précoce parent-enfant”.
Moi, j’appelle ça de l’amour.
Et mes frères ?
Ils appellent ça la famille.
Claire est de nouveau enceinte. Une autre petite fille. Elle doit naître dans quelques mois.
Nous l’appellerons Espérance.
Parce que ce jour-là, dans ce couloir, c’est ce qu’on nous a donné. De l’espérance que notre fille s’en sortirait. De l’espérance que le bon sens finirait par l’emporter sur la peur. De l’espérance qu’en France aussi, parfois, les gentils gagnent.
Et si, pour cette naissance, quelqu’un a encore un problème avec mon blouson de cuir et mes écussons ?
Il devra l’expliquer à Élise.
Parce que ma fille n’aime pas seulement les motards.
Au fond d’elle, elle en est déjà une.
Pas pour le cuir. Pas pour le bruit du moteur.
Pour une seule chose :
Elle sait déjà qu’on ne laisse jamais les siens derrière. Ni en opération. Ni dans un couloir d’hôpital. Ni nulle part






